Left to right : Daniel Morgaine - ♥ .
[...] nous sommes installés à l'une des meilleures tables de ce gigantesque cabaret qui offre aux New-Yorkais l'illusion de se trouver à la cour d'un roi-soleil, version Néron.
Le miracle de la voix de Piaf se produit une fois de plus. Une voix qui empoigne, donne le frisson, confère aux paroles les plus banales une force, une conviction stupéfiantes.
A la fin du spectacle je me faufile dans les coulises que je connais bien en tirant maman par la main:
- Nous allons la déranger, murmure-t-elle. Ce n'est pas la peine, Daniel. Allons-nous en... Elle doit être fatiguée...
L'idée de se retrouver face à la célèbre chanteuse lui donne un trac de débutante en service commandé pour faire sa révérence devant la reine. La loge de Piaf est transformé en une sorte de cabine des Marx Brothers où s'interpellent joyeusement journalistes, photographes, producteurs, notables de New York et pique-assiettes de service. Sourire figé, corps minuscule, pathétique, au milieu des torses puissants, des bedaines rebondies de ces Américains bien nourris, Piaf semble perdue. Elle tend la joue à ceux qui viennent l'embrasser, se fait broyer la main, répond quelques phrases machinalement, du bout des lèvres. De temps à autre, elle tourne son front baigné de sueur vers une amie qui lui sert de confidente, de soigneuse et de souffre-douleur, une jolie jeune femme d'une trentaine d'années :
- Mais qu'ést-ce qu'ils racontent, Ginou ? interroge Piaf.
L'autre, d'une moue perplexe, indique qu'elle n'a rien compris non plus. Je traduis les deux dernières phrases que j'ai attrappées au vol :
- Le gros aux cheveux blancs dit que la voix d'Édith est bouleversante et le petit brun à la tête de mafioso lui propose de passer le week-end dans sa propriété du Connecticut.
Piaf pivote sur son tabouret, radieuse :
- Ah ! ça fait plaisir d'entendre jacter le franchouille ! C'est gentil de revenir me voir.
- Je suis ici avec ma mère et elle aimerait bien vous embrasser... Et vous dire son émotion pour le moment merveilleux que nous venons de passer...
Elles sont à peu près de la même taille toutes les deux. Elles avancent l'une vers l'autre et s'embrassent franchement, sur les deux joues, comme deux amies qui se retrouvent :
- Alors, c'est toi la maman ! Tu peux être fière de ton lardon.
Ma mère n'est pas le moins du monde surprise ou choquée par le tutoiement et l'arfot de Piaf, au contraire. [...] Pendant quelques minutes, Édith ne s'occupe plus que de nous. Elle questionne ma mère : a-t-elle d'autres enfants ? Comment suis-je devenu journaliste ? Je ne sais où ma mère trouve le courage de se délier la langue. La gentillesse, la spontanéité de cet accueil, peut-être ? Ahuri, je l'entends tout à coup inviter Édith à déjeuner et je reste sans voix lorsque Mme Édith Piaf répond :
- Pourquoi pas, mais à une condition, on ne va pas au restaurant, on va chez toi.
A l'idée de recevoir Édith Piaf, mon studio me paraît ridiculement étriqué et indigne de tant d'honneur. Je bredouille :
- C'est un studio et...
- ... et alors ? rétorque Piaf... Tu crois que je suis née dans un palace ? Je viendrai, mais ne me faites surtout pas un vrai repas, je ne déjeune jamais, faites-moi plutôt un grand bol de café au lait et des tartines beurrées, comme à Paname !
- Un petit steak frites peut-être ?... hasarde ma mère qui doit la trouver trop maigre.
- Non ! Du café au lait et basta !
- Quand ? dis-je d'une voix à peine audible.
- Quand ? Eh bien, demain, si vous voulez... Demain à deux heures... Donnez votre adresse à Ginou...
Quelques secondes plus tard, Édith est kidnappée par des journalistes et des photographes. J'ai griffonné mon adresse sur une feuille de mon carnet, et je l'ai tendue à celle que Piaf apelle Ginou [...].
Daniel Morgaine
Source collection dzjon (DZJ-01-0054-FR-1987) :
Daniel Morgaine - 7 de coeur - 1987 - Pages 158-162.